1945 : Enfin la guerre est finie. En fait, au moins pour ce qui concernait l’Indochine, en 1945 encore française, la réalité de son achèvement ne s’est pas imposée de façon aussi simple. Des rumeurs couraient, nous entendions les adultes évoquer la défaite japonaise, l’imminence d’une arrivée des Américains, qui représentaient pour nos esprits d’enfants des êtres exceptionnels, un peu surnaturels. Nous étions en septembre. Savait-on seulement qu’une bombe atomique avait été lachée sur le Japon ?
Il me semblait qu’à la suite de cet événement, la vie allait se transformer, devenir édénique, que nous allions connaître une soudaine abondance de toutes choses dont je n’imaginais même pas la nature exacte. Il me suffisait d’évoquer la notion d’abondance comme le synonyme de bonheur ou de plénitude. Mon père était encore prisonnier des Japonais, et j’espérais une prompte libération, qui vint peu après que nous eussions reçu l’autorisation de lui rendre une visite quotidienne à la Citadelle de Hanoï où il était détenu.
Je me souviens de ces visites au cours desquelles je découvrais l’univers des prisonniers de guerre dont d’ailleurs, le climat relâché du moment aidant, le sort me semblait curieusement supportable. On percevait très nettement le laisser-aller que les Japonais, en train de passer de l’état de vainqueurs à celui de vaincus, laissaient planer dans la Citadelle.
Je me souviens que mon père nous avait montré une baïonnette dérobée à un geôlier et qu’il avait dissimulée dans son matelas, et aussi des réchauds électriques de fortune confectionnés à l’aide des ressorts extraits des brides de masques à gaz pour faire réchauffer le café du matin.
Changement en douceur donc, avec l’apparition de la délégation américaine venue recevoir la reddition des forces japonaises.
Mais dans l’intervalle, l’administration de la colonie avait été laissée aux mains des autorités japonaises sans doute pour éviter un face à face explosif entre les anciens colons et les colonisés, soudain manifestement revendicatifs quant à leur indépendance.
De cette délégation américaine, je n’ai gardé aucun autre souvenir précis que des drapeaux rayés et étoilés qui flottaient aux fenêtres des édifices ou à l’avant des Jeeps en déplacement dans les rues de Hanoï.
Puis vint le tour des Chinois. Les accords d’armistice conclus entre les Alliés en dehors de toute consultation de la France sans doute, avaient partagé l’administration provisoire de l’Indochine libérée entre les Chinois au Nord, et les Anglais au Sud.
Après le 9 mars 1945, la rue Alexandre de Rhodes où nous habitions étant un peu excentrée, mes parents avaient obtenu de mon grand-père maternel d’émigrer chez lui, boulevard Félix Faure, où le climat était apparemment plus sûr.
Mon grand-père habitait une grande maison apte à accueillir plusieurs familles en cas de nécessité. A la suite du coup de force japonais, la maison fut donc l’asile de la grande famille rassemblée. Mon grand-père avait réservé le deuxième étage et un bureau au premier, et avait abandonné à toute la tribu momentanément rassemblée tout le reste de la maison et les dépendances.
Les armées chinoises prirent donc possession de Hanoï vers la fin de l'année 1945 ou le début de 1946. Plutôt que d’une armée régulière et disciplinée, il conviendrait mieux autant qu’il m’en souvienne de parler de compagnies de seigneurs de guerre habitués à vivre sur le dos des populations. Nous vîmes leurs soldats défiler dans les rues, puis opérer les réquisitions de maisons devant leur servir de lieux de casernement.
La maison de mon grand-père avait subi la réquisition de tout le premier étage qui devait être occupé par toute une escouade, encadrée par des gradés au col de vareuse couvert d’étoiles et dont je ne me souviens plus le degré.
Leur installation avait été épique. Ils avaient confisqué tout ce qui pouvait servir à la cuisson de leur nourriture, et par exemple, avaient saisi les grandes bassines de lessive pour la cuisson du riz. Lorsqu’une pénurie de combustible menaçait la préparation de l’ordinaire, ils n’hésitaient pas à tailler dans les haies d’hibiscus qui séparaient la cour du jardin, faisant fi de la trop grande jeunesse du bois. Aujourd’hui, je me demande si des portes n’avaient pas aussi subi ce sort.
Rapidement, mon grand-père, excédé par leur sans-gêne, avait retiré les fusibles du tableau de distribution d’électricité. Mais peu décontenancés par cette mesure, ils avaient immédiatement remplacé les supports des fusibles par de simples pointes de menuisier qui devaient ainsi assurer le passage du courant. L’organisation du séjour de cet équipage burlesque était à l’avenant. Le portail d’entrée et les portes des chambres étaient laissés grand ouverts. Entrait dans les pièces, quelle qu’en fût la fonction, bureau ou chambrée, qui voulait.
Je me souviens que, profitant de l’incroyable atmosphère de pagaille généralisée qui régnait au sein de cette troupe, nous nous introduisions au milieu de la mêlée et nous nous amusions avec les téléphones de campagne, que nous faisions fonctionner comme nous l’avions vu faire, au grand désespoir des militaires qui ne parvenaient pas à se débarrasser de la marmaille excitée que nous formions. En l’absence des militaires, il nous arrivait de manipuler sans aucune conscience du danger ce qui ressemblait à des bouteilles en bois surmontées d’un manche goudronné fermé par une capsule. Curieux, nous dévissions la capsule et apercevions dans le manchon une sorte de bille blanchâtre semblable à une boulette de naphtaline retenue par une cordelette. Je frémis aujourd’hui à la pensée que nous aurions pu tirer sur la cordelette et provoquer ainsi l’explosion funeste de ce qui était des grenades que nous aurions dégoupillées.
Il arrivait aussi que, profitant du désordre et de la désorganisation des lieux, des individus troubles s’introduisaient dans la maison ouverte à tous les vents et subtilisaient matériel et objets de diverses natures. C’est ainsi qu’un jour, deux voleurs s’étaient fait surprendre, en train de farfouiller dans le dédale des pièces, et immédiatement arrêtés, avaient été brutalement soumis à la torture sous nos yeux d’enfants effarés. Placés à genoux sur le sol gravillonné de la cour, mains liées dans le dos, les deux malheureux supportaient sur leurs mollets une poutre de bois de section carrée sur laquelle deux soldats solidement bâtis étaient montés, pesant de tout leur poids, et sautillant allègrement durant un long moment. Puis, ils avaient été soumis au passage du courant électrique produit par la dynamo du téléphone de campagne que faisait tourner énergiquement un soldat hilare. Les enfants que nous étions nous sentions atterrés par cet incident. Durant l’après-midi, laissés seuls dans la cour dans cette position de suppliciés, les malheureux râlaient doucement. Et nous restions pétrifiés derrière eux, médusés par cette vision d’horreur, et en même temps étreints de compassion pour ces pauvres êtres réduits à l’état de loques. Ils avaient soif et nous suppliaient de leur donner à boire. Nous étions partagés entre la peur que nous inspirait leur état de voleurs et la pitié devant leur état lamentable. Tout de même, notre générosité juvénile l’emportant, nous nous étions empressés d’attraper une boîte de conserve vide que nous avions remplie d’eau et que nous avions approchée de leurs lèvres pour leur permettre de se désaltérer.
Pour la première fois, nos âmes d’enfants innocents étaient confrontées à la fragilité et à la misère de la condition humaine. La bourrasque chinoise avait duré probablement un ou deux mois, peut-être trois. Puis arrivèrent enfin les soldats de la 2ème D.B. du général Leclerc.
Je me souviens qu’un après-midi de mars 1946, nous attendions fébrilement, agglutinés en grappes brouillonnes le long des trottoirs longeant le jardin public et le monument aux morts, l’arrivée de ceux que nous dénommions “les Français de France”. Il faisait déjà une bonne chaleur. Nous nous agitions, impatients et désœuvrés, lorsque soudain, dans le vrombissement impressionnant des half-tracks et des camions GMC, ils sont apparus, sous leurs uniformes poussiéreux. Et à mesure qu’ils progressaient, et sans doute dans la joie et l’impatience de prendre bientôt enfin un vrai repas cuisiné, ils projetaient sur le sol, du haut de leurs véhicules, les caisses de rations de campagne qui venaient se fracasser à nos pieds, et répandaient pêle-mêle boîtes de conserves, paquets de chewing-gum, sachets et tubes divers. Ainsi, je me le rappelle des paquets de préservatifs dont je découvrais l’existence, et que je prenais pour des ballons de baudruche, que je rapportais à la maison en prenant un soin appliqué à les gonfler d’air sous les yeux scandalisés de mon père, qui me les confisquait brutalement sans explications.
Avec la venue des armées françaises, la France reprenait possession de sa colonie. Pas pour longtemps. Le Viêt-minh, organisation indépendantiste vietnamienne, sous la direction de Ho-Chi-Minh, allait se charger de le faire comprendre. Mais pour l’heure, des commissions mixtes franco-vietnamiennes allaient assurer un certain ordre dans la ville.