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22 février 2010 1 22 /02 /février /2010 13:31
guerre-2

Depuis l’entrée des troupes du Général Leclerc à Hanoï, en mars 1946, un accord avait été passé entre l’autorité française restaurée et l’équipe de Ho Chi Minh qui avait proclamé unilatéralement l’indépendance du Viet-Nam.

Durant l’été 1946 donc, régnait un climat incertain, de transition, où apparemment personne n’était le véritable maître de la situation, où il semblait qu’un rien, la moindre étincelle, pourrait mettre le feu aux poudres. Patrouilles mixtes selon les accords passés entre le général Leclerc et Ho-Chi-Minh, composées pour moitié de soldats français, pour l’autre moitié de soldats viet-minh qu’on apercevait pour la première fois au grand jour, coiffés d'un casque kaki et précédés du fanion rouge à étoile jaune, se livraient à une sorte de ballet d’allées et venues dans les rues à la tombée de la nuit.

Les half-tracks grondaient d’un bruit d’enfer sur leurs chenilles qui  secouaient le sol d’un tressaillement nerveux. Leurs phares déchiraient l’obscurité d’un faisceau de lumière blanchâtre qu’on apercevait dans la rue avant même qu’ils ne soient apparus au carrefour. Puis on les voyait se fondre progressivement dans la nuit à mesure que leur silhouette était tirée par le rayon lumineux qui se rétrécissait rapidement à l’extrémité de la rue. Le vrombissement des moteurs et les trépidations de la terre étaient à l’unisson de l’atmosphère de plomb que la chaleur de l’été faisait planer dans l’air. Nous délaissions les intérieurs, où les ailes des ventilateurs tournoyaient aux plafonds dans le vide, et chacun cherchait une hypothétique fraîcheur dans les bras de fauteuils en rotin disposés çà et là dans la cour gravillonnée. On rêvassait ou les adultes papotaient en attendant le passage de la prochaine patrouille, perpétuelle noria passablement rassurante. Il semblait que la vie allait conyinuer ainsi indéfiniment.

Et puis, au soir du 19 décembre 1946, une explosion nous annonça une rupture brutale dans le rituel quotidien, et le crépitement des armes à feu nous fit comprendre que tout allait changer. Nous saurions plus tard dans la nuit que la guerre avait commencé. La centrale électrique avait sauté. Fusillades et canonnades déchirent brutalement le calme trompeur de la soirée.

Une soirée condamnée donc à l'obscurité.

Ho Chi Minh venait de déclencher le soulèvement qui allait jeter les Viêt-minh dans les maquis  et la population hanoïenne dans la crainte permanente des attentats ou des tentatives d’empoisonnement, intensifiée encore par une sorte de paranoïa collective entretenue par les rumeurs et le bouche à oreille. Cette nuit-là donc, les explosions et les rafales d’armes automatiques emplissaient l’espace, nous tenant éveillés dans une agitation fébrile. Les tirs n’avaient commencé à s’espacer qu’au lever du jour. Alors, campés dans la cour de chez mon grand-père où nous habitions provisoirement, les enfants que nous étions observions, curieux et craintifs, les va-et-vient incessants des pelotons de soldats à pied ou motorisés, armés jusqu’aux dents et l’œil attentif aux alentours.

De temps en temps, un tir plus soutenu obligeait les militaires à se jeter au sol ou à s’abriter derrière un arbre, d’où ils répliquaient apparemment au hasard, en se fiant semblait-il, à la direction d’où paraissait provenir le son. Toute la matinée avait retenti du bruit des armes à feu. Un calme relatif s’était imposé au début de l’après-midi, comme si les tireurs s’étaient laissé gagner par la fatigue des combats.

Mes frères et sœur, mes cousin et cousine et moi-même formions une marmaille curieuse et excitée, aiguillonnée par l’envie d’aller voir de plus près les événements dont seuls les bruits nous parvenaient. Profitant donc de l’accalmie, nous nous échappions de la maison, et partions explorer les environs, l’esprit fureteur et chapardeur exacerbé par le climat troublé du moment.

Dans le quartier voisin, non loin de la clinique Saint-Paul ou de la pension Jeanne d’Arc autant qu’il m’en souvienne, se trouvait un monastère bouddhique, peut-être la Pagode des Corbeaux, ceinturée d’une haute muraille. Voulant l’escalader aidé de mon cousin faisant la courte échelle, j’achevai un rétablissement lorsque mon regard cherchant un point de chute dans l’allée de bananiers qui longeait l’intérieur de l’enceinte, j’aperçus le corps d’un malheureux soldat allongé face contre terre, les bras presqu’en croix, une jambe repliée sur l’autre à moitié arrachée. Une frayeur violente me saisit et me rejeta d’un coup de rein au pied du mur. Rameutant la troupe, je pris mes jambes à mon coup et suivi de mes comparses affolés, je détalai  en direction de la maison.

Après une courte course effrénée, haletants, nous nous arrêtâmes pour reprendre notre souffle. Nous accordant le temps de la réflexion, nous promenions notre regard curieux  alentour. Alors, nous apparut la bâtisse d’une imprimerie pour l’heure apparemment abandonnée. Du moins le portail était béant. Timidement, comme à regret, nous y pénétrâmes, inspectant les lieux. Dans une pièce, des rouleaux de papier comme des serpentins étaient empilés, ils représentaient pour nous un butin précieux. Nous nous en chargeâmes, remplissant une caisse trouvée sur place. Plus loin, dans un hangar, une réserve de savonnettes blanches nous donnait l’impression que nous explorions une caverne d’Ali Baba. Bien entendu, nous l’emportions. Le chargement devenait encombrant et lourd. Mais, pour rien au monde nous ne nous en serions débarrassés.

La sortie s’effectuait avec panache, comme si nous avions exploré une nouvelle Amérique dont nous aurions recueilli les richesses. Mais dans notre enthousiasme, nous avions oublié le danger. Subitement, sur le trottoir, un tir d’arme automatique crépita dans notre direction. Probablement, des guetteurs avaient pris nos silhouettes courbées sous le poids des rouleaux de papier et des savonnettes pour des tireurs isolés en fuite. N’écoutant que notre panique, et sans nous consulter, nous détalons bride abattue, cramponnés malgré tout à la malheureuse caisse recelant notre trésor, mais que les mouvements désordonnés de notre course commençaient à semer comme les cailloux du petit poucet le long de notre fuite.

Avec la vitesse de rats pourchassés que nous donnait notre peur au ventre, et poursuivis encore par les rafales du fusil automatique, nous parvenions enfin devant le portail de la maison, que nous ouvrîmes fébrilement.

Enfin rentrés. Jamais je ne crois avoir ressenti un tel soulagement de me retrouver dans nos murs.

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